Les petits bateaux en papier (4)

Et puis le corps se souvient, et puis le corps se rendort, le corps rêve aussi, les bras ouverts sur l’horizon, les yeux fermés sur les caresses revenues, les caresses désordonnées, débridées, volées, usurpées, arrachées, arrachées au temps, au néant, au printemps, et puis le corps se souvient, et puis le corps revient sur les baisers interrompus,sur les baisers qui stagnent, qui végètent, les baisers fossiles, préhistoriques, les baisers de l’âge de pierre, les baisers et les millions d’années, les millions de cellules mortes d’avoir trop attendu, le corps se souvient encore, car la bouche est un roman mal refermé, le polar du crime parfait, un recueil de lèvres humides, un conte de bruits inaudibles, la bouche est le cimetière de l’ineffable, le terminus de l’indicible, tout le mot descend, et le mot décent, des cents et des milles de choses à redire, un jour de printemps, un jour de mémoire, et puis le corps se souvient, et les seins oublient, les seins n’ont pas de remords, les seins avancent vers la fin du jour, comme des soleils affairés à éclairer les ténèbres de l’absence, les seins recommencent, sans répit, ils nourrissent le monde, l’univers, le cosmos, les seins sont des météorites qui voyagent contre la gravité, contre le temps, les seins bouleversent l’ordre des fleurs, l’ordre des papillons gelés par la pluie, les seins inventent les papilles, les seins ont inventé le sens du goût, et puis le corps se souvient, et puis le corps se réveille, les oreilles tendues à l’appel des interdits, des barrières et des feux, à l’appel d’une voix, rauque et incertaine, grave et légère dans le vent, à l’appel du silence coupable, le corps se souvient, et puis il rougit, sa peau rougit, car le corps a sauvé sa peau, le corps s’en est tiré, des histoires à deux balles, de la préhistoire, de l’âge de pierre, et ses yeux sans pudeur, s’ouvrent sur le jour, s’ouvrent sur la ferveur, scrutent au loin, sur un quai de fortune, un quai large comme un front en sueur, l’arrivée d’un bateau, d’un petit bateau en papier…

© Amina MEKAHLI

Les petits bateaux en papier (3)

Je regarde mes petits bateaux en papier, trembler sur le bord des larmes, les mots sur le papier disparaissent, l’encre coule comme le sang qui revient, et je regarde sous ces mots, ces moments que tu as voulu éternels, car tu t’es voulu unique, ces moments que tu as voulu magiques car tu t’es voulu prestidigitateur en me frôlant le cœur, en l’ouvrant avec tes doigts acérés, en l’ouvrant avec tes dents blanches de prédateur fatigué, tu as ouvert mon cœur avec tes certitudes voilées, avec tes gestes maladroits, avec les phrases que tu ne finissais jamais, tu as ouvert mon cœur oui, avec la clé que tu m’avais volée, mais tu l’as refermé aussi, recousu avec tes dents blanches, soudé avec le fer de l’esclave que j’étais, plombé avec un pan du ciel, mon cœur, tu l’as enseveli sous la neige du pôle nord, où je suis venue le chercher, sous la glace de l’indifférence, sous le froid du monde, sous l’inquiétude des tempêtes de neige, oui je l’ai trouvé, enveloppé dans de vielles lettres,jaunies, malades, écrites comme des destins, des lettres sans nom, interminables, éternelles, des mots venus de partout, au secours du refus, des mots en renfort, des mots solidaires de la vie qui s’arrête, des lettres mouillées de sève, d’élixirs,de salive et de sueur, des lettres drôles, comme la vie, car la vie est hilarante, la vie rit et se consume, la vie éclate de rire dans les glaciers morts, et le soleil la regarde, le soleil l’attend, et quand enfin il se couche, et que ton souvenir s’éloigne vers la lune, ou vers les étoiles, et qu’il est mangé par les monstres de la langueur, les ogres du manque, les loups des forêts noires comme des idées, je regarde mes petits bateaux, et ce n’est plus toi que je vois, ce n’est plus ton ombre bleue qui m’étrangle avec ses cordes de promesses, qui m’étouffe avec ses grands airs, je vois la vie qui dessine en tremblant, un cœur, un cœur qui se remet à battre sur le pôle, je vois le monde qui ne danse plus sous tes pas inventés, je vois la terre qui tourne dans le bon sens, je vois la terre qui t’oublie déjà, je regarde mes bateaux en papier, et je me vois, libre comme un oursin, heureuse comme une marmotte, légère comme une araignée, je me vois flottant déjà avec les voiles de l’amour sous le vent, le vent venu du pays des créatures…

© Amina MEKAHLI

Les petits bateaux en papier (2)

On appelle l’amour, et c’est le corps qui nous répond présent, ce sont nos yeux qui larmoient comme des sources naissantes, nos bouches qui frémissent sous le vent, qui balbutient des incohérences, nos visages qui s’animent, qui gesticulent, qui s’envolent comme des papillons devenus fous, ce sont nos mains qui jurent, qui gomment en pointillés toutes les résolutions, qui dessinent des étoiles et des brasiers, ce sont nos cheveux qui racontent des épopées, nos cils qui contredisent nos regards, nos têtes qui se penchent vers les abîmes, on appelle l’amour et ce sont nos dents qui claquent, notre langue qui pavoise, notre nez qui se souvient, nos pieds qui se débarrassent de nos jambes, nos veines qui se disputent, on appelle l’amour, et il revient, embarqué sur des petits bateaux en papiers, et ce sont nos souvenirs qui reviennent au monde,ces souvenirs qui ressemblent aux champs de labour, qui chantent avec les abeilles autour des fleurs et des guirlandes, on appelle l’amour et ce sont des flammes qui se lèvent, on appelle l’amour et il nous répond dans une langue vivante, la langue des créatures qui y croient.

© Amina MEKAHLI

Les petits Bateaux en papier (1)

Oui, je suis devenue lucide et indisciplinée, oui je suis devenue méticuleuse et ordonnée, oui je classe mes souvenirs par ordre alphabétique, parce que tu t’appelles X, et comme ça je n’aurai plus jamais le temps de retrouver le tien.

Oui l’image de moi que tu dessinais dans tes yeux de prédateur tourmenté, tes yeux de dieu négligé, cette image je l’ai jetée au feu ce matin. Parce que ce matin il faisait froid, non pas parce que tu n’étais pas là, non il faisait froid parce que je suis au pôle nord avec les ours blancs. Oui tu vois des prédateurs, j’en ai connu d’autres dans ma vie, des vrais, des ours… oui il faisait froid comme la neige, comme la vérité, comme l’amour quand l’un des deux ment, comme la mort quand on aime soudain la vie. Alors mon image a brûlé très fort, et la glace a fondu, en un petit cours d’eau, où j’ai pu enfin essayer mes petits bateaux en papier, ceux que je fabrique avec les lettres que je t’écrivais, enfin celles que je ne t’ai jamais envoyées, parce que je n’avais pas ton adresse. Et puis, oui je fais ce que je veux de mes lettres, de mes yeux, de mes incertitudes, car vois-tu, l’amour c’est quelque chose que seuls les petits bateaux en papier peuvent emmener aux pays des créatures qui y croient…

© Amina MEKAHLI