Je t’offrirai la lune qu’on nous dit, depuis qu’on est tout petits. Paysage lunaire, perspective lunaire et un peuple qui attend la lune. Le cœur rivé au ciel et l’esprit plongé dans un désert quelque part en Arabie.
Toute l’année, tout est remis non aux calendes grecques, mais au mois de la lune. Le seul mois de l’année où nous basculons vers la lune. Des milliards d’individus comptent en mode lune. Tout s’arrête et le soleil aussi. Nous ressortons nos calendriers hégiriens, nos costumes hégiriens, nos us de quelque quatorze siècles et des poussières. Nous époussetons, lavons, rangeons, tout et nous-mêmes. Nous nous apprêtons à devenir meilleurs. Nous nous préparons à basculer dans le vide astral. La lune et rien ne comptera plus.
L’avez-vous vu ? est-il apparu ? Concertations et comités, supputations et compte à rebours. Plus rien n’a d’importance, accrochés à un croissant, à vue d’œil nous attendons la lune.
Le monde musulman baisse les rideaux, s’inscrit aux abonnés absents, dort et mange sa spiritualité.
Plus le temps de rien faire, tout est différé, reporté. Après la lune nous verrons. L’unique réponse.
Pourquoi sommes-nous restés figés ? Pourquoi éprouvons-nous ce besoin de friser cette régression ? Car c’est une régression. Nous redevenons archaïques et irrationnels. La science n’a plus aucune emprise sur nous. La foi la vraie non plus. Nous redevenons des bêtes effarées devant la faim. Nous avons peur de la faim et nous nous y préparons minutieusement. Nous stockons dans les moindres interstices de nos maisons et de nos avidités les denrées du mois lunaire. Nous installons nos matelas et nos tapis, nos gros coussins et nos tables basses. Nous préparons le confort de l’engloutissement programmé. Nous ressortons nos reliques du passé, ou ce que nous pensons ressembler au passé. Nous nous enveloppons dans la tiédeur de l’atavisme salvateur. Le kitch rivalise avec l’absurde, mais nous y allons avec nos tripes. Il le faut c’est la lune.
Nous vivons la nuit, à se frayer un espace vide dans nos estomacs pour le combler de récompense. La langue universelle devient le sucre. Babel retrouvée.
Nous engloutissons nos frayeurs et nos craintes. Nous pensons à la faim du lendemain pas à celle d’autrui. Nous jeûnons dans l’effroi. Nous jeûnons dans la jungle de nos conditionnements individuels. Nous jeûnons dans la torpeur de nos subconscients désactivés. Nous jeûnons dans l’arène béant du châtiment tournoyant.
La rue devient le terrain de la faim et du besoin, le terrain des dépendances assumées dans le manque, le terrain des représailles et des corps en abstinence forcée. La rue devient le terrain des visages à découvert sans fard et sans masque. Les masques tombent un à un, la lune est partout, sous le soleil. Elle est comme une faux qui arrache le civisme et l’élégance. La faim ne connaît pas les bonnes manières. Le manque tiraille les troupes, la soif les pousse dans les tranchées, la peur de l’au-delà les fait guerroyer. La criminalité est inversement proportionnelle à la foi. Je t’arracherai mon paradis de la bouche, comme un morceau de pain chaud.
Couvrez-vous crie-t-on aux femmes, taisez-vous aux gamins, levez-vous aux aurores ! Mangez, mangez avant qu’il ne soit trop tard, la lune n’attend pas la,petite cuillère.
Le mois de tous les projets culinaires, de toutes les résolutions de piété retrouvée, de toutes les privations supposées. Le mois céleste qui s’abat sur les terres des hommes, pauvres hommes essoufflés de courir après le temps qui stagne. Le soleil s’allonge, le ciel écoute, tout le monde musulman est accroché au balcon du coucher. La nuit tombe en ouvrant ses bras et son ventre à des milliards de bouches tenues en haleine jusqu’à l’éclatement de la raison.
Le monde moderne s’éclipse, il ne suit pas la cadence à reculons dans les entrailles du jugement dernier. L’homme s’invente une religion chaque jour. Une chaîne satellitaire, un mufti, un boulanger, un plat. Tout devient habitude, puis rituelle, puis obligation, puis loi. Et les habitudes s’amoncellent, s’entassent, s’entremêlent, se racontent puis s’écrivent ; et l’homme s’engouffre en criant dans le tunnel de l’absurde.
Il recherche une odeur de sa mère, une couleur de sa grand-mère, les arômes de ses ancêtres. Il recherche éperdument le temps passé, le train originel qui déraille à temps pour le jeter dans sa propre gueule de loup affamé. Il se recherche un mois durant, en fouillant les poches de son identité et ne retrouve à sa fin que des chèques à blanc et quelques pièces du puzzle à reconstituer l’année suivante.
© Amina MEKAHLI